Les jeunes sahraouis entre désespoir et contestations (3/4)
(Photo Gérald Andrieu ©)
(1/4) La politisation des jeunes dans les camps de réfugiés Sahraouis
(2/4) Les écoles de la République Sahraouie
(3/4) Les jeunes sahraouis entre désespoir et contestations
(4/4) La Jeunesse sahraouie aux portes du Pouvoir
Le « conditionnement démocratique et libéral » et ses effets rétroactifs chez les jeunes
L’échec scolaire et l’errance dans les camps
Une attente rythmée par l’arrivée cyclique de vols charters drainant des milliers d’Espagnols, les poches remplies d’euros et de bonbons « parce que c’est bien pour les enfants » et les valises remplies de « saucissons et de vin parce que dans les camps, il n’y en a pas » ; par le cérémonial du thé, de maison en maison, chaque jour qui passe ; par la télévision qui émet de huit heures du matin jusqu’à minuit le soir, faute de carburant (7) ; par l’ouverture et la fermeture quotidiennes des enclos de chèvres, pour ceux qui en ont, les mieux lotis ; par les lumières de Tindouf qui scintillent au loin quand la nuit tombe, avec le vague espoir d’y aller le temps d’une soirée si une voiture passe par là, histoire de prendre un verre, de voir autre chose que ces camps gagnés par un immense ennui. Auquel cas, c’est la virée nocturne et elle sera au coeur des discussions du lendemain. Une attente rythmée par le vide, qui s’impose en lieu et place des rêves d’indépendance qui semblent tellement loin, dans cet océan de dunes où l’horizon est désespérément cotonneux pour ces jeunes qui ont échoué, ou presque réussi, comme on voudrait.
Une révolution culturelle
Sans aucun doute, ces jeunes nourrissent le vent de la contestation interne au sein des camps de réfugiés. Une contestation qui s’exprime certes par de la lassitude vis-à-vis des dirigeants mais aussi par la volonté féroce d’obtenir la liberté pour ce pays qu’ils ne connaissent qu’au travers de quelques voyages dans la badia, quand ils se rendent à Tifariti dans les territoires libérés. Une contestation qui s’exprime aussi par des moeurs plus libres entre garçons et filles, à l’abri du regard des anciens, à l’image des jeunes du monde entier comme ils l’affirment eux-mêmes, de ce qu’ils en savent grâce à leurs pérégrinations infantiles, de ce qu’ils en ont vu à la télévision, de ce que les autres jeunes vivant à l’étranger leur en ont dit. Ils flirtent et tentent de reproduire des relations qu’ils qualifient de « normales » entre garçons et filles, les indiscrétions ne franchissant jamais le cap des générations, même si désormais, le préservatif est disponible sans que personne ne le dise parce que tout le monde le sait déjà, enfin tous les jeunes… mais comment les autres pourraient ne pas le savoir ?
Enfin, les mariages privilégiés semblent se déliter avec le temps. Les femmes refusent de plus en plus l’homme promis dont elles ne veulent pas. Les demandes de mariage gardent leur caractère cérémoniel : et c’est à l’homme de venir demander la main de la demoiselle à sa famille, le père et la mère devant accepter, la mère ayant souvent le dernier mot. Cependant, certaines jeunes femmes confessent du bout des lèvres qu’il arrive parfois que certains pères imposent un choix, quand ce n’est pas un grand frère, et a fortiori s’il est expatrié parce qu’il en va de sa responsabilité de conserver la tradition pour sa soeur, parce que pour lui, à l’étranger, c’est déjà trop tard, « il a dû s’adapter ». Bien qu’intéressantes, ces situations sont marginales. Les autres hommes restés dans les camps savent parfaitement que « la tradition, même si c’est toujours très bien, ce n’est plus la même ».
La réussite scolaire, une réussite tout court.
Les collégiens et les étudiants qui réussissent sont auréolés du sceau de la fierté nationale. De leurs séparations plus ou moins longues avec la société sahraouie, ils rapportent des schèmes de pensée propres à leur lieu d’étude. Les « Algériens », les « Libyens » et les « Syriens » (8) reviennent chaque année. Il n’existe pas de différence fondamentale, tant sur le plan culturel que cultuel, entre la société sahraouie et ces autres sociétés arabes ou arabo-berbères. Il est toutefois pertinent de dire que la pratique de l’islam dans les camps de réfugiés est assez individuelle et que les femmes sahraouies jouissent de pouvoirs politiques et sociaux qui n’existent pas forcément dans ces autres sociétés d’accueil. Cela permet aux jeunes Sahraouis de se rendre compte que le niveau de libéralisme culturel qui existe dans les camps est une caractéristique propre aux Sahraouis, permise par les politiques éducatives et de jeunesse mises en place par le Front Polisario dès les années 1980, tant avec l’école qu’avec les programmes « vacances en paix ».
Quant aux étudiants sahraouis passés par Cuba, ils sont très imprégnés du discours socialiste cubain. Ils aspirent à une société où la communauté prime sur l’individu et revendiquent leur faible attrait pour tout ce qui est matériel. Ils sont très nationalistes aussi, mais beaucoup plus contestataires que les autres et donc potentiellement plus dangereux pour les dirigeants du Front Polisario. Ils ont pour la plupart la volonté de réinvestir le Front Polisario afin d’établir un rapport de force avec les gouvernants actuels. Les principales lignes de clivage entre le gouvernement et ces étudiants relèvent de la politique sociale du Front Polisario, une politique qui accroît les inégalités depuis la mise en place dans les camps d’une économie de marché. D’autre part, ce sont ces « étudiants cubains », soutenus par les autres, qui sont les plus prompts à vouloir reprendre les armes, le gouvernement étant considéré comme trop pacifiste et trop conciliant avec le Maroc (9).
De ce fait, ces étudiants se font plus rares dans les camps car ils obtiennent des passeports plus facilement. Ils viennent grossir les rangs de la diaspora en Espagne, notamment en tant que médecins. Cela explique que le système de santé sahraoui se dégrade aujourd’hui de jour en jour (10). Enfin, ceux qui se sont rendus en Espagne, en Italie ou en Russie ne pensent plus leur avenir au sein des camps. Trop décalés par rapport à la réalité de la situation de réfugié, ayant goûté aux charmes de l’Occident, ils mettent en oeuvre une multiplicité de stratégies pour fuir les camps. Ils s’évertuent aussi à obtenir des papiers grâce à des mariages arrangés, en désertant lorsqu’ils sont accompagnateurs d’enfants durant les programmes « vacances en paix » ou en fuyant par la Mauritanie (11), rejoignant ainsi le lot commun des immigrés clandestins d’Afrique subsaharienne.
Pour ceux qui restent, c’est souvent le début d’un parcours du combattant pour ne pas sombrer dans l’ennui, l’errance et l’attente. On trouve par exemple des ingénieurs occupant les fonctions de chauffeurs pour les responsables de ministères ou les ONG, d’autres encore se lancent dans le commerce, la contrebande de cigarettes ou le marché de l’automobile. Les meilleurs d’entre eux trouvent une place dans les ministères. Les femmes qui restent dans les camps, même celles qui ont fait des études, se retrouvent souvent à garder les enfants et à s’occuper de la maison ; celles qui travaillent le font plutôt dans l’administration ou bien sont enseignantes (12).
Notes de bas de page
(7) Parmi les 5 camps de réfugiés, seul le camp du 27 février (le plus petit) dispose de l’électricité depuis la ville de Tindouf (Algérie). Afin de faire fonctionner les installations administratives, et notamment le matériel de réception audiovisuelle, chaque camp est équipé d’un groupe électrogène fonctionnant à l’essence. Afin d’économiser l’énergie, le groupe s’arrête donc de fonctionner de minuit à huit heures ; dès lors, la télévision n’est plus disponible.
(8) Nous parlons évidemment des étudiants sahraouis ayant étudiés en Algérie, Libye ou Syrie, etc. C’est la manière qu’ont les Sahraouis de les appeler.
(9) Acceptation de négocier sans condition, libération des prisonniers sans condition, soutien moral et non militaire à l’Intifada sahraouie, etc.
(10) Lors d’un entretien avec un médecin, nous avons appris que plus de 150 médecins sahraouis étaient partis vers l’Espagne en moins de deux ans. C’est précisément ce qui explique que pour un camp comme celui d’Aoussert, qui compte plus de 25 000 habitants, il n’y a que deux médecins.
(11) Il faut savoir que le Front Polisario a résolu ce problème de la désertion des accompagnateurs d’enfants en ne choisissant pratiquement plus que des hommes ou des femmes mariées et avec des enfants pour accompagner. De facto, ne pas rentrer serait prendre le risque de ne plus revoir sa famille. C’est effectivement dissuasif, même si quelques cas existent à la marge.
(12) Alors qu’en France, deux tiers des instituteurs sont des institutrices (source Insee), la proportion serait de trois quarts dans les camps de réfugiés.